Paule Masson Mardi, 26 Juillet, 2016 L'Humanité
AFP
La
gastronomie sur le terrain des bonnes causes. Depuis une vingtaine
d’années, les abeilles sont victimes d’une surmortalité inquiétante, or
35 % de notre alimentation dépendent de ces infatigables butineuses.
Sans elles, la plupart des fruits, légumes, herbes, épices ne peuvent
être fécondés. Le monde de la gastronomie se mobilise pour défendre leur
cause.
Dès
les premières chaleurs, à l’heure où l’hiver doucement se retire, elles
donnent le signal du réveil de la nature. Les noisetiers, les buis ou
les cerisiers deviennent alors le théâtre du ballet bourdonnant d’une
nuée de randonneuses qui partent explorer leur environnement. Une fois
repéré un champ de plantes mellifères, les abeilles éclaireuses
reviennent à la ruche et se livrent à une petite danse afin d’indiquer à
leurs congénères où se trouve l’adresse à nectar. Si elles effectuent
une chorégraphie en forme de huit, le chemin à parcourir pour atteindre
le butin est long, jusqu’à 3 à 5 kilomètres environ. Mais, par contact
des antennes et en fonction de la position du soleil, elles fournissent
aux novices de précieuses informations sur la distance, la qualité et la
quantité de la régalade à venir. Si elles effectuent la simple danse «
en rond », le pollen est tout proche, à moins de 80 mètres. Dans le parc
du Château Richeux, qui accueille l’hôtel et le restaurant d’Olivier
Roellinger, les butineuses n’ont qu’à prendre leur envol pour se mettre à
table.
Sans abeilles, «le monde n’aurait plus de saveur»
Un riche passé qui invite à contempler cet appel du
lointain, les pieds plantés dans le sable de la baie… En 1920, Mme
Shaki, « une élégante dame, amie de Léon Blum », confie le chef, fait
ériger une demeure que les tourments de l’Histoire vont encore malmener
jusqu’à son acquisition en 1992 par les Roellinger afin d’offrir un gîte
aux clients du restaurant étoilé. Tout est à reconstruire. Le terrain
est dans un état aussi pitoyable que la bâtisse. Tout autour, les
champs, auparavant plantés de choux, sont stériles, dévitalisés par la
chimie à haute dose de l’agriculture intensive. « Les arbres ne
produisaient plus de fruits. Il n’y avait plus d’insectes, de papillons,
d’oiseaux. Le bon sens commandait d’y installer des ruches pour
retrouver une activité de pollinisation », explique le chef, qui avait
en tête depuis plusieurs années de créer un conservatoire de pommiers à
haute tige de la vallée de la Rance. Aujourd’hui, les abeilles picorent à
l’ombre du verger. Sous leurs ailes, une mer de hautes herbes les
attend pour le hors-d’œuvre. Elles offrent en retour 100 kilos de miel,
servi au petit déjeuner toute l’année. Des variétés locales de pommes au
couteau sont fécondées et offertes à croquer, d’octobre à mars, aux
hôtes de l’hôtel.
« Tous les cuisiniers doivent se mobiliser pour défendre
les abeilles. Sans elles, le monde n’aurait plus de saveur », défend
Olivier Roellinger. En effet, les études les plus récentes, réalisées
entre autres par l’Institut national de la recherche agronomique (Inra France),
montrent que 35 % de notre alimentation dépendent de la pollinisation
des plantes par les insectes. Les abeilles assurent à elles seules 80 %
de ce service écologique et alimentent 65 % de notre diversité
alimentaire. Sans cette complémentarité de la nature, la plupart des
fruits et des légumes seraient rayés de la carte alimentaire. Plus de
poivrons, de courgettes, de melons, de tomates, d’oignons, plus d’huile
de tournesol ou de colza, plus de thé, de moutarde, de café, de
chocolat… Dans ce désert gustatif, oubliées les cerises, les fraises,
les pêches, les poires, les pommes, les prunes, les amandes. Il
resterait bien quelques fruits fécondés par le vent, autofertiles, nés
du hasard. Ceux-là seraient, la plupart du temps, rachitiques et sans
goût. Les scientifiques s’accordent à dire qu’il existe plus de 200 000
végétaux mellitophiles qui dépendent du butinage. Dont la plupart des
herbes et épices.
Le cuisinier compose ses chants odorants
Olivier Roellinger est un cuisinier atypique. Il écrit sa
cuisine comme un roman d’aventures et trempe sa plume dans la poudre
d’épice. Couronné des trois étoiles Michelin en 2006, nommé « cuisinier
de l’année » douze ans plus tôt par le Gault & Millau, le chef, qui a
depuis fermé son restaurant gastronomique, n’aime rien mieux que de
marcher sur la mer, « sa » mer, celle qui laisse en jachère des
kilomètres de vase grouillante de vie marine quand elle s’en va
rejoindre l’horizon à marée basse… Un marin terrien, qui suspend le
temps, le nez au vent, à la recherche des effluves de lointains
continents, vanille, cannelle, coriandre, cumin… Le chef propose
aujourd’hui ses récits gustatifs dans son bistrot marin, le Coquillage,
avec son fils Hugo et son fidèle équipage. Mais c’est dans son antre de
la maison des voyageurs, sa résidence natale, qu’il compose ses chants
odorants. « Je suis devenu cuisinier pour pouvoir larguer les amarres et
traduire le goût de l’aventure. Dès la fin du XVIIe siècle, la
mondialisation des saveurs était faite dans les remparts de Saint-Malo
», explique-t-il. Le chef aime raconter la saga des marchands qui ont
ramené au sein de la cité malouine 14 épices, « un trésor rapporté
auprès de notre cheminée de granit », à partir desquelles il a imaginé
sa première poudre, Retour des Indes : curcuma, coriandre, badiane,
macis, poivre de Sichuan, thym, moutarde… Des arbres et plantes dont la
reproduction dépend des insectes.
Les ruchers veillent sur la diversité végétale
Dès 1852, Darwin a démontré le rôle irremplaçable des
insectes pollinisateurs dans « le rapport complexe qui relie entre eux
des plantes et des animaux fort éloignés les uns des autres ». Ainsi,
constate le célèbre naturaliste anglais, « nous pouvons considérer comme
probable que, si les bourdons venaient à disparaître, la pensée et le
trèfle deviendraient aussi rares ou disparaîtraient complètement ». A
contrario, une colonie d’abeilles dans un champ favorise un
développement harmonieux des fruits et légumes. Compagnons
indispensables des arboriculteurs, des maraîchers et de beaucoup de
spécialités agricoles, les ruchers veillent sur la diversité végétale.
Chacun d’entre eux peut visiter jusqu’à trois millions de fleurs par
jour quand rien ne vient enrayer le travail colossal des ces sentinelles
de l’environnement.
Car l’abeille est un petit hyménoptère très sensible à la
qualité de son milieu. « Déjà, la mécanisation de l’agriculture, la
suppression des haies et des arbres dans les années 1970, le
développement des grandes monocultures ont déstabilisé les colonies. À
ces causes multiples est venu s’ajouter le problème des pesticides »,
explique Charles Julien, l’apiculteur qui prend soin des ruchers des
Maisons de Bricourt. En effet, depuis l’apparition, en 1995, des
néonicotinoïdes, les abeilles ne volent plus en rond. En butinant les
fleurs des plantes traitées avec cet insecticide neurotoxique, elles
perdent leur GPS et ne retrouvent plus le chemin de la ruche. Résultat,
les apiculteurs font face à une surmortalité inquiétante. En vingt ans,
elle est passée de 5 % à 30 %. La production de miel a été divisée par
deux. « Aujourd’hui, pour exploiter 500 ruches, il en faut 1 000 », se
désole Charles Julien, qui prend soin d’environ 800 colonies en Bretagne
et en Charente. En France, l’Union nationale des apiculteurs (Unaf)
s’est engagée avec énergie dans le combat pour l’interdiction du
pesticide tueur d’abeilles. Plus de vingt ans après les premiers dégâts
sur le cheptel apicole, les députés ont voté, le 23 juin dernier,
l’interdiction des néonicotinoïdes, mais à partir de 2018, avec
dérogations possibles jusqu’en 2020. « La prise de conscience progresse
mais elle est plus rapide chez les citoyens que chez les élus. Or, il
suffit de prendre des décisions politiques pour régler le problème »,
assure Dominique Cena, apiculteur amateur, référent à l’Unaf de la
charte « Abeilles, sentinelles de l’environnement ».
Des restaurants accueillent une activité apicole
La cause est aussi vivement défendue dans le milieu de la
gastronomie. « Nous sommes soutenus par les chefs, souligne Dominique
Cena. Michel Bras, par exemple, est signataire de la charte et toujours
disponible pour défendre la cause des abeilles. » Sur le site du
restaurant triplement étoilé de Laguiole, cinq ruches contribuent à
polliniser quelque 2 000 variétés d’herbes et de plantes du plateau de
l’Aubrac. Nichées dans un coin d’herbes folles, les ruches travaillent
dans les jardins ou sur les toits de nombreux hôtels-restaurants. Ainsi,
200 000 abeilles noires de Bourgogne ont, par exemple, élu domicile sur
les toits du relais Bernard Loiseau, région de vignes, plante
mellifère. À Paris, plusieurs établissements, dont le Saint-James, le
Lucas Carton ou la Tour d’Argent, accueillent une activité apicole. Sous
l’impulsion d’Olivier Roellinger, vice-président de l’association
Relais & Châteaux, qui fédère 540 établissements indépendants dans
le monde, les cuisiniers sont invités à épouser une double cause : agir
contre la menace d’extinction des abeilles et soutenir le programme «
Arche du goût » du mouvement Slow Food, qui dresse un répertoire des
espèces animales ou végétales menacées de disparition. « Nous envoyons à
tous les chefs la liste des produits sentinelles Slow Food et nous leur
proposons de les mettre en avant », détaille Olivier Roellinger.
Pendant que dans le parc les abeilles s’activent à leur
besogne, le chef retourne à sa palette de senteurs. Pour créer une
poudre d’épices, son cheminement imaginaire doit le mener jusqu’à une
histoire. La prochaine le transporte sur les pas d’Ulysse, dont
l’odyssée, racontée par le poète grec Homère, amène ce roi d’Ithaque à
voyager dix ans durant en mer Méditerranée. Au temps de la Haute
Antiquité, quels aliments de conservation étaient susceptibles d’être
embarqués sur les bateaux pour ces longues traversées ? se demande le
chef. Dans sa rêverie, s’invite l’amidon, un sucre lent de réserve,
composant essentiel des pâtes alimentaires, que Marco Polo rapporta de
Chine en Italie, en 1295. Sa Poudre d’Ulysse sera dédiée à ce féculent
si prisé des Latins et ne sera constituée que d’épices et d’herbes du
pourtour méditerranéen : origan, romarin, coriandre, thym, safran,
sumac, fenugrec, muscade, céleri, poivre maniguette, piment La Vera,
gingembre, ail séché d’Iran, cumin… autant de plantes à fleurs qui ont
besoin de séduire les butineuses pour qu’elles se reproduisent et,
ainsi, garnir nos assiettes de saveurs épicées qui donnent à la vie tout
son goût.
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