Jeudi, la revue
Nature a
remis le couvert contre les néonicotinoïdes, cette classe
d’insecticides agricoles utilisés depuis une vingtaine d’années.
L’article, signé par Francisco Sanchez-Bayo, de la faculté d’agriculture
et d’environnement de l’université de Sydney, met en perspective
plusieurs études parues depuis deux ans. Parmi lesquelles une énorme
«méta analyse» conduite par une «task force» mondiale, publiée l’été
dernier (1). Il se termine sur une conclusion exprimée en termes très
prudents.
«Bien que ces problèmes continuent d’être soumis à des
investigations, les connaissances actuelles conduisent à reconsidérer
les traitements préventifs actuels des semences avec des
néonicotinoïdes», écrit-il. Sauf que
«reconsidérer»
signifie ici envisager moratoires, restrictions d’usage ou bannissement
définitif de ces insecticides. Si les mots sont doux, la décision
suggérée est dure.
Santé publique
Dure, car les
néonicotinoïdes représentent aujourd’hui 40% des ventes d’insecticides,
et leur chiffre d’affaires annuel se monte à 2,63 milliards de dollars
(2,11 milliards d’euros) à l’échelle mondiale. Dure aussi en raison des
arguments avancés par les scientifiques. Ils estiment avoir assez
d’éléments pour conclure que les affirmations des industriels sur
l’innocuité de leurs produits pour les espèces non ciblées étaient
fausses. Et plus encore. D’une part que les conséquences néfastes des
néonicotinoïdes, directes et indirectes, sur les faunes du sol des eaux
et du ciel, sont majeures. Qu’il y a d’autre part des soupçons
rationnels quant à la santé publique si leur usage se poursuit. Et enfin
que leur utilisation systématique est inutile, voire dangereuse à long
terme, pour l’agriculture.
Cette nouvelle classe d’insecticides
débute avec la découverte de l’imidaclopride et sa mise sur le marché
en 1991. Au début, reconnaît Jean-Marc Bonmatin, du Centre de
biophysique moléculaire du CNRS à Orléans et membre de la task force,
ces nouveaux produits affichaient des
«qualités» et semblaient
«une bonne idée».
Très efficaces, ils s’utilisent à très faibles doses en remplaçant les
insecticides antérieurs et sans épandages dispersant les molécules
toxiques dans l’atmosphère. Les néonicotinoïdes se présentent en effet
souvent sous la forme d’un enrobage pour les semences. Lorsque ces
dernières germent, les molécules toxiques sont captées par les racines,
puis circulent dans la plante avec la sève. Du coup, quand des ravageurs
l’attaquent, ils meurent de leur repas. Ainsi, affirmaient les
industriels, seuls ces derniers seront ciblés, bien que la molécule soit
toxique pour le système nerveux central de tous les insectes, nuisibles
comme utiles à l’agriculture (les «auxiliaires») ou pour la faune
sauvage. Le principe semblait bon, voire
«judicieux», selon Bonmatin. Il s’est révélé désastreux.
Loin de l’argument initial,
«5% seulement
des molécules toxiques de l’enrobage des semences pénètre dans la
plante. Tout le reste, soluble dans l’eau puisqu’il doit circuler avec
la sève, contamine le sol, puis les eaux de surface, et enfin les eaux
souterraines», explique le biochimiste. L’efficacité de ces
insecticides et l’illusion de leur innocuité pour l’environnement ont
conduit à d’autres usages que les grandes cultures. Ils sont utilisés
dans les vergers ou pour les légumes. Les jardiniers amateurs s’en
servent. Les chiens et les chats sont protégés des puces avec eux. Et
jusqu’aux charpentes de bois.
Système nerveux central
C’est
là que les qualités de l’insecticide - efficacité phénoménale, jusqu’à 8
000 fois plus toxique que le DDT à poids égal pour les abeilles, et
persistance (une demi-vie de six à neuf mois) - se transforment en
catastrophe, provoquant un massacre général des insectes du sol et des
invertébrés des rivières.
Selon de très nombreuses études, ces
produits sont en effet jugés responsables, au moins en partie, d’un
effondrement des populations d’insectes utiles ou non pour
l’agriculture. Ils contribuent clairement aux problèmes des abeilles à
miel, ont démontré des études de l’Inra d’Avignon.
«Mais également des bourdons et des autres pollinisateurs sauvages et des invertébrés du sol comme les vers de terre»,
précise Bonmatin. L’effet provient directement de l’ingestion ou du
contact de quantités infinitésimales des molécules neurotoxiques, via le
butinage du pollen et du nectar en ce qui concerne les pollinisateurs.
Une étude (2) a montré que 17% à 65% des nectars des champs de cultures
traitées sont contaminés, démentant sur ce point les affirmations
originelles des industriels lors des mises sur le marché.
A ces
effets directs s’en ajoutent, de proche en proche dans la chaîne
alimentaire, d’autres, indirects mais massifs. Une étude récente (3)
dévoile que si les populations d’oiseaux communs insectivores des
Pays-Bas ont diminué de près d’un quart depuis que ces insecticides sont
utilisés, c’est à cause d’eux. La contamination des eaux déclenche
l’effondrement des microfaunes des rivières, puis celui de leurs
prédateurs comme les batraciens. Selon Bonmatin, l’effet indirect, via
la destruction des ressources alimentaires sous forme d’insectes dont le
système nerveux central est visé par les néonicotinoïdes, ne fait guère
de doutes. Mais il pourrait s’y ajouter un effet direct, car si ces
molécules sont beaucoup moins toxiques pour les autres animaux, tels les
oiseaux et les mammifères, les effets à long terme pourraient les
affecter directement. Une observation qui pose la question de la santé
humaine, puisqu’on trouve les métabolites des néonicotinoïdes dans nos
aliments et jusque dans nos urines.
Paradoxe : ce massacre se
retourne contre les productions agricoles. C’est évident pour
les plantes à fleurs ou les arbres fruitiers, qui dépendent de la
pollinisation. Une étude récente sur 54 cultures majeures en France (4)
de 1989 à 2010 montre que les rendements de celles qui dépendent de la
pollinisation ont décru avec l’usage des néonicotinoïdes, ce qui n’est
pas le cas des autres. Il est difficile d’avancer une autre causalité
pour cette corrélation qu’un effet négatif de ces produits.
Une expertise indépendante
D’autres
conséquences néfastes surgissent. La destruction massive de la
microfaune des sols agricoles (lombrics) dégrade leurs qualités
agronomiques. De sorte qu’un recours accru aux fertilisants compense
cette stérilisation. Pourtant, note Bonmatin, l’Italie montre que le
bannissement de ces insecticides pour le maïs ne produit pas
l’effondrement des rendements redouté.
Ces résultats de recherche, nombreux et convergents, ne peuvent plus être ignorés des pouvoirs publics. Ils plaident
a minima
pour des restrictions d’usage, l’abandon des traitements systématique
et des traitements curatifs ciblés, réservés aux cas extrêmes d’attaques
de ravageurs. Ils mettent en cause les procédures d’évaluation des
risques des nouveaux produits pour lesquels une expertise indépendante
des industriels doit être mobilisée. Et surtout la conjonction
redoutable entre l’appétit financier des firmes productrices de produits
phytosanitaires, un système économique qui contraint les agriculteurs à
industrialiser toujours plus leur activité au mépris de la biodiversité
et des pouvoirs politiques qui remplacent depuis cinquante ans le
travail humain par des produits chimiques.
(1)
Van Der Sluijs et al., Environmental science and Pollution Research, août 2014. (2)
F. Sanchez-Bayo et Goka, Plos One du 9 avril 2014. (3)
Caspar Hallmann et al, Nature du 10 juillet 2014. (4)
Nicolas Deguines et al., Frontiers in Ecology and the Environment, mai 2014.
Source: http://www.liberation.fr/sciences/2014/11/13/insecticides-le-grand-massacre_1142314