dimanche 31 juillet 2016

Que seraient nos repas sans les abeilles ?

Paule Masson Mardi, 26 Juillet, 2016 L'Humanité
                                                                                  AFP
La gastronomie sur le terrain des bonnes causes. Depuis une vingtaine d’années, les abeilles sont victimes d’une surmortalité inquiétante, or 35 % de notre alimentation dépendent de ces infatigables butineuses. Sans elles, la plupart des fruits, légumes, herbes, épices ne peuvent être fécondés. Le monde de la gastronomie se mobilise pour défendre leur cause.
Dès les premières chaleurs, à l’heure où l’hiver doucement se retire, elles donnent le signal du réveil de la nature. Les noisetiers, les buis ou les cerisiers deviennent alors le théâtre du ballet bourdonnant d’une nuée de randonneuses qui partent explorer leur environnement. Une fois repéré un champ de plantes mellifères, les abeilles éclaireuses reviennent à la ruche et se livrent à une petite danse afin d’indiquer à leurs congénères où se trouve l’adresse à nectar. Si elles effectuent une chorégraphie en forme de huit, le chemin à parcourir pour atteindre le butin est long, jusqu’à 3 à 5 kilomètres environ. Mais, par contact des antennes et en fonction de la position du soleil, elles fournissent aux novices de précieuses informations sur la distance, la qualité et la quantité de la régalade à venir. Si elles effectuent la simple danse « en rond », le pollen est tout proche, à moins de 80 mètres. Dans le parc du Château Richeux, qui accueille l’hôtel et le restaurant d’Olivier Roellinger, les butineuses n’ont qu’à prendre leur envol pour se mettre à table.

Sans abeilles, «le monde n’aurait plus de saveur»

 

Un riche passé qui invite à contempler cet appel du lointain, les pieds plantés dans le sable de la baie… En 1920, Mme Shaki, « une élégante dame, amie de Léon Blum », confie le chef, fait ériger une demeure que les tourments de l’Histoire vont encore malmener jusqu’à son acquisition en 1992 par les Roellinger afin d’offrir un gîte aux clients du restaurant étoilé. Tout est à reconstruire. Le terrain est dans un état aussi pitoyable que la bâtisse. Tout autour, les champs, auparavant plantés de choux, sont stériles, dévitalisés par la chimie à haute dose de l’agriculture intensive. « Les arbres ne produisaient plus de fruits. Il n’y avait plus d’insectes, de papillons, d’oiseaux. Le bon sens commandait d’y installer des ruches pour retrouver une activité de pollinisation », explique le chef, qui avait en tête depuis plusieurs années de créer un conservatoire de pommiers à haute tige de la vallée de la Rance. Aujourd’hui, les abeilles picorent à l’ombre du verger. Sous leurs ailes, une mer de hautes herbes les attend pour le hors-d’œuvre. Elles offrent en retour 100 kilos de miel, servi au petit déjeuner toute l’année. Des variétés locales de pommes au couteau sont fécondées et offertes à croquer, d’octobre à mars, aux hôtes de l’hôtel.

« Tous les cuisiniers doivent se mobiliser pour défendre les abeilles. Sans elles, le monde n’aurait plus de saveur », défend Olivier Roellinger. En effet, les études les plus récentes, réalisées entre autres par l’Institut national de la recherche agronomique (Inra France), montrent que 35 % de notre alimentation dépendent de la pollinisation des plantes par les insectes. Les abeilles assurent à elles seules 80 % de ce service écologique et alimentent 65 % de notre diversité alimentaire. Sans cette complémentarité de la nature, la plupart des fruits et des légumes seraient rayés de la carte alimentaire. Plus de poivrons, de courgettes, de melons, de tomates, d’oignons, plus d’huile de tournesol ou de colza, plus de thé, de moutarde, de café, de chocolat… Dans ce désert gustatif, oubliées les cerises, les fraises, les pêches, les poires, les pommes, les prunes, les amandes. Il resterait bien quelques fruits fécondés par le vent, autofertiles, nés du hasard. Ceux-là seraient, la plupart du temps, rachitiques et sans goût. Les scientifiques s’accordent à dire qu’il existe plus de 200 000 végétaux mellitophiles qui dépendent du butinage. Dont la plupart des herbes et épices.

Le cuisinier compose ses chants odorants

 

Olivier Roellinger est un cuisinier atypique. Il écrit sa cuisine comme un roman d’aventures et trempe sa plume dans la poudre d’épice. Couronné des trois étoiles Michelin en 2006, nommé « cuisinier de l’année » douze ans plus tôt par le Gault & Millau, le chef, qui a depuis fermé son restaurant gastronomique, n’aime rien mieux que de marcher sur la mer, « sa » mer, celle qui laisse en jachère des kilomètres de vase grouillante de vie marine quand elle s’en va rejoindre l’horizon à marée basse… Un marin terrien, qui suspend le temps, le nez au vent, à la recherche des effluves de lointains continents, vanille, cannelle, coriandre, cumin… Le chef propose aujourd’hui ses récits gustatifs dans son bistrot marin, le Coquillage, avec son fils Hugo et son fidèle équipage. Mais c’est dans son antre de la maison des voyageurs, sa résidence natale, qu’il compose ses chants odorants. « Je suis devenu cuisinier pour pouvoir larguer les amarres et traduire le goût de l’aventure. Dès la fin du XVIIe siècle, la mondialisation des saveurs était faite dans les remparts de Saint-Malo », explique-t-il. Le chef aime raconter la saga des marchands qui ont ramené au sein de la cité malouine 14 épices, « un trésor rapporté auprès de notre cheminée de granit », à partir desquelles il a imaginé sa première poudre, Retour des Indes : curcuma, coriandre, badiane, macis, poivre de Sichuan, thym, moutarde… Des arbres et plantes dont la reproduction dépend des insectes.

Les ruchers veillent sur la diversité végétale

 

Dès 1852, Darwin a démontré le rôle irremplaçable des insectes pollinisateurs dans « le rapport complexe qui relie entre eux des plantes et des animaux fort éloignés les uns des autres ». Ainsi, constate le célèbre naturaliste anglais, « nous pouvons considérer comme probable que, si les bourdons venaient à disparaître, la pensée et le trèfle deviendraient aussi rares ou disparaîtraient complètement ». A contrario, une colonie d’abeilles dans un champ favorise un développement harmonieux des fruits et légumes. Compagnons indispensables des arboriculteurs, des maraîchers et de beaucoup de spécialités agricoles, les ruchers veillent sur la diversité végétale. Chacun d’entre eux peut visiter jusqu’à trois millions de fleurs par jour quand rien ne vient enrayer le travail colossal des ces sentinelles de l’environnement.
Car l’abeille est un petit hyménoptère très sensible à la qualité de son milieu. « Déjà, la mécanisation de l’agriculture, la suppression des haies et des arbres dans les années 1970, le développement des grandes monocultures ont déstabilisé les colonies. À ces causes multiples est venu s’ajouter le problème des pesticides », explique Charles Julien, l’apiculteur qui prend soin des ruchers des Maisons de Bricourt. En effet, depuis l’apparition, en 1995, des néonicotinoïdes, les abeilles ne volent plus en rond. En butinant les fleurs des plantes traitées avec cet insecticide neurotoxique, elles perdent leur GPS et ne retrouvent plus le chemin de la ruche. Résultat, les apiculteurs font face à une surmortalité inquiétante. En vingt ans, elle est passée de 5 % à 30 %. La production de miel a été divisée par deux. « Aujourd’hui, pour exploiter 500 ruches, il en faut 1 000 », se désole Charles Julien, qui prend soin d’environ 800 colonies en Bretagne et en Charente. En France, l’Union nationale des apiculteurs (Unaf) s’est engagée avec énergie dans le combat pour l’interdiction du pesticide tueur d’abeilles. Plus de vingt ans après les premiers dégâts sur le cheptel apicole, les députés ont voté, le 23 juin dernier, l’interdiction des néonicotinoïdes, mais à partir de 2018, avec dérogations possibles jusqu’en 2020. « La prise de conscience progresse mais elle est plus rapide chez les citoyens que chez les élus. Or, il suffit de prendre des décisions politiques pour régler le problème », assure Dominique Cena, apiculteur amateur, référent à l’Unaf de la charte « Abeilles, sentinelles de l’environnement ».

Des restaurants accueillent une activité apicole

 

La cause est aussi vivement défendue dans le milieu de la gastronomie. « Nous sommes soutenus par les chefs, souligne Dominique Cena. Michel Bras, par exemple, est signataire de la charte et toujours disponible pour défendre la cause des abeilles. » Sur le site du restaurant triplement étoilé de Laguiole, cinq ruches contribuent à polliniser quelque 2 000 variétés d’herbes et de plantes du plateau de l’Aubrac. Nichées dans un coin d’herbes folles, les ruches travaillent dans les jardins ou sur les toits de nombreux hôtels-restaurants. Ainsi, 200 000 abeilles noires de Bourgogne ont, par exemple, élu domicile sur les toits du relais Bernard Loiseau, région de vignes, plante mellifère. À Paris, plusieurs établissements, dont le Saint-James, le Lucas Carton ou la Tour d’Argent, accueillent une activité apicole. Sous l’impulsion d’Olivier Roellinger, vice-président de l’association Relais & Châteaux, qui fédère 540 établissements indépendants dans le monde, les cuisiniers sont invités à épouser une double cause : agir contre la menace d’extinction des abeilles et soutenir le programme « Arche du goût » du mouvement Slow Food, qui dresse un répertoire des espèces animales ou végétales menacées de disparition. « Nous envoyons à tous les chefs la liste des produits sentinelles Slow Food et nous leur proposons de les mettre en avant », détaille Olivier Roellinger.

Pendant que dans le parc les abeilles s’activent à leur besogne, le chef retourne à sa palette de senteurs. Pour créer une poudre d’épices, son cheminement imaginaire doit le mener jusqu’à une histoire. La prochaine le transporte sur les pas d’Ulysse, dont l’odyssée, racontée par le poète grec Homère, amène ce roi d’Ithaque à voyager dix ans durant en mer Méditerranée. Au temps de la Haute Antiquité, quels aliments de conservation étaient susceptibles d’être embarqués sur les bateaux pour ces longues traversées ? se demande le chef. Dans sa rêverie, s’invite l’amidon, un sucre lent de réserve, composant essentiel des pâtes alimentaires, que Marco Polo rapporta de Chine en Italie, en 1295. Sa Poudre d’Ulysse sera dédiée à ce féculent si prisé des Latins et ne sera constituée que d’épices et d’herbes du pourtour méditerranéen : origan, romarin, coriandre, thym, safran, sumac, fenugrec, muscade, céleri, poivre maniguette, piment La Vera, gingembre, ail séché d’Iran, cumin… autant de plantes à fleurs qui ont besoin de séduire les butineuses pour qu’elles se reproduisent et, ainsi, garnir nos assiettes de saveurs épicées qui donnent à la vie tout son goût.


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