mardi 2 août 2016

Quand l’Algérie sera face à des problèmes de sécurité alimentaire

Par  : Professeur Aïssa Abdelguerfi

Quels signes d’alerte pour l’Algérie? Premier importateur mondial de blé dur, deuxième importateur mondial de poudre de lait après la Chine, troisième importateur mondial de blé tendre ; les risques concernant la dépendance alimentaire de notre pays ne sont plus à démontrer.

«L’Algérie a certes compris qu’elle a atteint ses limites de croissance par le pétrole, et qu’elle n’est plus à l’abri», tel que le dit notre ami et éminent économiste Omar Bessaoud.

Mais, comprendre ne suffit pas, elle doit intégrer qu’elle devra faire face à une explosion des prix des produits agricoles sur le marché mondial qui se multiplieront durablement par cinq dans 20 ans, au point que des Etats risquent de disparaître, selon un modèle informatique établi par des chercheurs financés par le ministère des Affaires étrangères britannique. Cela, sans compter les crises alimentaires potentielles, telles que celles de 2008 et 2011, prévues par des scientifiques dans des scénarios de changement climatique, qui induiront des troubles au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine.


En tout état de cause, les réserves mondiales de céréales sont dangereusement basses. En 2012, pour la sixième fois en 11 ans, le monde a consommé plus de nourriture qu’il n’en a produit, principalement en raison de conditions météorologiques extrêmes aux Etats-Unis et dans d’autres grands pays exportateurs d’aliments. La situation s’est perpétuée en 2013 et en 2014. Nous entrons dans une nouvelle ère de hausse continue des prix alimentaires. «La géopolitique de la nourriture éclipse maintenant la géopolitique du pétrole», disent des experts qui rejoignent la FAO et les Nations unies, pour avertir que les menaces les plus urgentes de ce siècle sont le changement climatique, la croissance démographique, la pénurie d’eau et la hausse des prix des aliments.

Si l’agriculture est l’activité la plus ancienne de l’homme, aujourd’hui, dans un contexte de mondialisation et de réchauffement climatique, elle s’affirme comme une arme stratégique pour les Etats, qui doivent tous, riches comme pauvres, repenser leurs politiques économiques, leurs modèles de production, et anticiper sur les nouvelles cartes géopolitiques qui se dessinent par ses influences.

Pour un grand nombre de pays, dont le nôtre, c’est l’eau qui est la seconde arme stratégique de prospérité ou de survie. Sa consommation s’est multipliée par six au cours du siècle dernier, soit deux fois plus vite que le taux de croissance démographique. Elle a droit de vie et de mort sur l’agriculture qui en est la première consommatrice, avec des inégalités de chances entre régions du monde qui sont énormes : 32% des prélèvements en eau vont à l’agriculture en Europe, contre 84% en Afrique et 88% au Moyen-Orient.
Le terme d’arme stratégique n’est pas assez puissant pour alerter sur la suprématie de l’agriculture dans le processus de construction d’une nation durablement stable. L’analyse du rapport publié en avril 2014 par le Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU sur la situation en Syrie permet de comprendre les enjeux de la sécurité alimentaire et son impact sur la stabilité. Jusqu’à un passé récent, la Syrie se distinguait dans la région par son autosuffisance alimentaire, au point d’exporter du blé. Début 2011, c’est l’effondrement de son secteur agricole, elle perd les 2/3 de sa production entre 2011 et 2014, et devient importatrice.

Le pays subit alors une augmentation effrayante des prix des denrées alimentaires, avec une multiplication par trois du prix du pain, la chute de la production provoquée par la sécheresse de 2007, affecte très fortement les agriculteurs, qui perdent à la fin des années 2010 plus de 90 % de leurs revenus, ainsi que les éleveurs qui perdent plus de 80 % de leurs troupeaux. La Syrie est alors face à un exode des populations rurales auquel elle n’est pas préparée : plus de 1,5 million de personnes ont été contraints de se déplacer du nord-est du pays vers les villes du Sud. Un rapport de 2011, publié par l’International Food Policv Research Institute (Ifpri) indique bien que la Syrie et son secteur agricole sont très vulnérables aux conséquences du réchauffement climatique.

Dix ans avant, c’est un autre rapport de la Banque mondiale de 2001 qui alerte la Syrie sur ses choix de produire du coton très gourmand en eau qui risquaient de remettre en cause sa sécurité.

Certains observateurs considèrent que la sécheresse des années 2000 a largement contribué au déclenchement du conflit en Syrie, les premiers lieux de soulèvements dans le pays se trouvant dans les régions agricoles les plus économiquement touchées par la sécheresse. La ville de Deraa, d’où est parti le soulèvement syrien en mars 2011, abritait ainsi près de 200000 migrants en provenance des campagnes, après avoir subi cinq années de sécheresse et de pénurie d’eau.

Le même scénario se reproduit en Egypte. Les experts s’entendent à dire que quelle que soit sa politique agricole, elle ne peut pas nourrir 84 millions de personnes, avec seulement 4% de terres cultivables. La productivité agricole sur ces rares terres arables, presque toutes irriguées, ayant atteint ses limites, on estime qu’il n’y a pas d’amélioration significative à attendre. Cela lui vaut la place de plus grand importateur mondial de blé.

Quand on aligne ces données, nul besoin d’être alarmiste pour sonner l’alerte. Plus que le chômage, plus que la crise du logement, plus que la crise du système éducatif, ce sont d’abord les risques de crises alimentaires qu’il faut prévoir. C’est l’accès au pain et à l’eau qu’il faut assurer à la population. On se souviendra de la crise alimentaire de 2008 et de ses émeutes de la faim dans le monde. Les grandes puissances agricoles ont fermé leurs stocks, les spéculations ont dramatiquement déstabilisé les marchés ....

Notre Premier ministre déclare, à juste titre, qu’il faut gagner la bataille de l’agriculture en Algérie. Mais comment vaincre notre extrême pauvreté en Surface agricole utile (SAU) qui ne représente que 3% de la superficie totale du pays ? A titre indicatif, la France utilise 53 % de sa surface au profit de l’agriculture, avec une hausse qui atteint les 75 % dans certaines régions. Ce n’est pas un hasard si elle est le premier pays agricole européen. La seconde insuffisance encore plus difficile à vaincre est notre pauvreté en ressources hydriques. L’Algérie fait partie des pays menacés parce qu’elle a entamé l’utilisation de ses ressources en eau non renouvelables; avec une moyenne de 300l/habitant/an, elle est en dessous du seuil de pauvreté défini par l’ONU à l000l/habitant/an.
Il faut donc en finir avec le mythe de l’Algérie, grenier de Rome. L’Algérie est un pays semi-aride, qui ne peut résoudre la question de la production agricole sans la recherche. C’est bien grâce à la science que des pays aux conditions climatiques aussi difficiles que celles de l’Algérie, atteignent une moyenne de production en lait de 13 000l/vache/an, alors que l’Algérie ne dépasse pas la moyenne de 3000/l/vache/an .

L’Algérie a investi des sommes colossales dans les réformes et les différents programmes de subventions, cependant la hausse des importations alimentaires demeure effrayante, la facture alimentaire a atteint un niveau historique record avec plus de 11 milliards de dollars en 2014. Les ménages consacrent 42% de leur budget à l’alimentation, la consommation en céréales a augmenté de 25% en une décennie (1994-2003 et 2004-2013). A présent que l’Algérie ne peut plus continuer dans la fuite en avant des importations et qu’elle doit repenser sa stratégie alimentaire en termes de sécurité, elle ne peut réussir que si elle pose les bonnes questions face à une mondialisation très complexe.
Poser les bonnes questions dans ce secteur c’est maîtriser la biologie, la génétique, l’économie, la modélisation, la prévision ....

Ce n’est pas fortuitement que la France a créé à Alger en 1905 l’Ecole d’agronomie de Maison Carrée (actuellement Ecole nationale supérieure d’agronomie, ENSA ex-INA d’El Harrach), sur une superficie de 300 ha, en plus de ses prestigieuses écoles d’agronomie. Il lui fallait connaître l’agriculture des régions chaudes, par la recherche. Malheureusement, durant toute cette année universitaire, ce fleuron centenaire de l’Algérie qui a formé les plus hauts cadres de la nation, des chercheurs de renommée internationale en Algérie et parmi la diaspora à l’étranger, est enlisé dans une situation de déliquescence jamais connue depuis l’indépendance.

De notre «petite estrade d’enseignants chercheurs», nous n’avons pas cessé d’interpeller Monsieur le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique sur la destruction programmée de cette institution. Malheureusement, jusqu’à présent, le ministre n’a écouté que l’écho de sa voix. On se souviendra du refus du capitaine du Titanic, Edward Smith, d’écouter les messages d’avertissements de présence d’icebergs et de l’arrogance de ses propos : «Je ne peux imaginer de circonstances qui pourraient faire sombrer un navire. Je ne peux concevoir de catastrophes humaines arrivant à ce navire. La construction navale moderne est au dessus de ça». La fin du Titanic tout le monde la connaît....

Du «haut de son fauteuil», Monsieur le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique n’a pas encore pris conscience qu’il doit sauver l’Ecole nationale supérieure d’agronomie du naufrage. Comment lui expliquer que c’est par la connaissance et la recherche que l’Algérie pourra assumer sa sécurité alimentaire lourdement menacée par la pauvreté de ses sols et de ses ressources en eau. Cela fait une année que nous attendons qu’il nomme à la tête de cette institution centenaire, unique en Algérie, une nouvelle direction capable de la sortir de son marasme. C’est ce renouvellement qui lui permettra d’assurer, au-delà de ses missions de formation d’ingénieurs agronomes et de recherche, une mission d’intelligence stratégique au service de la sécurité alimentaire de l’Algérie.

En notre qualité de Collectif d’enseignants chercheurs, nous ne voulons ni gloire, ni argent. Nous sommes liés par un contrat moral avec l’Algérie et les Algériens. Nous sollicitons notre Premier ministre pour qu’il mette fin à la descente aux enfers de notre prestigieuse institution centenaire. Si Monsieur le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique n’est pas en capacité de protéger l’Ecole de la souveraineté alimentaire du pays, qu’il parte ! Nul n’a le droit de pousser l’Algérie vers les portes de l’enfer, par son incompétence.
 
Pour un Collectif d’enseignants de l’Ecole nationale supérieure d’Agronomie.

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