mardi 3 février 2015

La technologie au chevet des abeilles

Jacques Henno / Journaliste | /2015


Pour mieux comprendre les comportements des abeilles, le Csiro, l'organisme gouvernemental australien pour la recherche scientifique, a fait attacher, début 2014, des puces RFID sur le dos de 5.000 abeilles de la région d'Hobart, en Tasmanie. - Photo Csiro

Depuis plusieurs décennies, en France et en Europe, et plus récemment aux Etats-Unis, on assiste à une inquiétante augmentation de la mortalité des abeilles. A terme, une centaine de millions de ruches d'élevage sont menacées dans le monde, soit quelque 4.000 milliards d'abeilles. Demain et après-demain, près de deux cents spécialistes vont plancher sur le sujet, à Paris dans le cadre des 3es Journées de la recherche apicole, organisées par l'Institut de l'abeille (Itsap - Institut technique et scientifique de l'apiculture et de la pollinisation). Des chercheurs de l'Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail), du Cetiom (Centre technique interprofessionnel des oléagineux et du chanvre), du CNRS, de l'Inra (Institut national de la recherche agronomique) et des universitaires exposeront leurs travaux.
« En France, la mortalité hivernale des colonies d'abeilles atteint désormais de 20 à 30 %, alors que, pour être rentable, une exploitation apicole ne devrait pas voir plus de 10 % de ses colonies disparaître sur toute une année », constate Yves Le Conte, directeur de l'unité de recherche abeilles et environnement à l'Inra d'Avignon. La disparition des abeilles serait bien sûr une catastrophe. D'abord pour les apiculteurs. « En France, il y a entre 1 et 1,5 million de ruches déclarées ; 40.000 apiculteurs en détiennent au moins une et 3.000 d'entre eux vivent vraiment de cette activité, explique Jean-Yves Foignet, apiculteur et président de l'Institut de l'abeille. Le chiffre d'affaires de l'apiculture est évalué à 133 millions d'euros dans notre pays. » Surtout, les abeilles sont irremplaçables dans la nature. « Elles pollinisent 85 % des cultures qui constituent de la nourriture pour les humains », avertit Yves Le Conte.

Des menaces qui se combinent

Les recherches se sont donc multipliées au niveau mondial pour tenter de comprendre les causes de leur surmortalité. Depuis 2008, il existe même un réseau international de spécialistes, Coloss (« Colony loss »), qui compte 458 membres, issus de 70 pays. « La plupart des scientifiques admettent aujourd'hui que l'effondrement des colonies d'abeilles est dû à un faisceau de facteurs : il n'y a pas une seule cause, mais des menaces qui se combinent », résume Adam Vanbergen, du CEH (Centre for Ecology & Hydrology), un organisme de recherche britannique indépendant.
Les nouvelles technologies ont bien sûr été mises à contribution pour mieux comprendre l'écosystème complexe que constitue chaque ruche. « Une ruche, ce sont 40.000 abeilles qui butinent dans un rayon de trois kilomètres, ce qui représente une surface de 2.826 hectares », énumère Jean-Yves Foignet. En une journée, 28 millions de fleurs sont visitées, à raison de 700 par abeille !
Pour mieux comprendre ces déplacements et en dresser une carte en 3D, Paulo de Souza, du Csiro (Commonwealth Scientific and Industrial Research Organisation), l'organisme gouvernemental australien pour la recherche scientifique, a fait attacher, début 2014, des puces RFID de 2,5 mm sur 2,5 mm sur le dos de 5.000 abeilles de la région d'Hobart, en Tasmanie, où le syndrome d'effondrement des colonies n'est pas encore apparu. En Allemagne et en France, des puces RFID avaient déjà été utilisées pour évaluer l'effet des pesticides. « En collaboration avec l'Acta, le réseau des instituts techniques agricoles, les chercheurs de l'Inra ont collé des puces RFID sur des abeilles butineuses, puis nous leur avons donné une quantité sublétale de thiaméthoxame, un néonicotinoïde, une classe d'insecticides agissant sur le système nerveux central des insectes, relate Yves Le Conte. Une bonne partie de ces ouvrières n'arrivaient pas à retrouver le chemin de la ruche. Nous avons démontré que cela aboutissait à un effondrement de la colonie. » A l'avenir, les doses sublétales devraient être mieux prises en compte par les procédures d'homologation des pesticides définies par l'OCDE.
Pour étudier les effets d'un champignon pathogène, le nosema, Didier Crauser, de l'Inra, a mis au point un compteur : une caméra couleur filme en continu la planche d'envol de la ruche. On peut alors calculer l'activité journalière de la colonie (nombre d'abeilles sorties et rentrées) et une estimation de la mortalité (perte d'abeilles). En comparant deux cohortes (l'une saine, l'autre atteinte par le champignon), on a pu étudier les conséquences du nosema sur la vie des abeilles.

Une alerte sur les smartphones des professionnels

Mais les nouvelles technologies seront aussi de plus en plus au service des apiculteurs. Les capteurs commercialisés depuis un an par la société britannique Arnia émettent une alerte sur les smartphones des professionnels lorsqu'il est temps de récolter le miel ou lorsqu'une ruche a été renversée, par le vent ou des vandales. En France, l'entreprise 4Planet, de Saint-Quentin (Aisne), veut mettre au point des systèmes similaires pour les citadins, les entreprises et les collectivités locales qui installent des ruches en ville, sur des toits ou des terrasses. L'apiculteur en charge de plusieurs de ces ruches pourra plus facilement organiser ses tournées.
Aux Etats-Unis, près de Seattle, Will McHugh et son entreprise Eltopia espèrent proposer d'ici à fin 2015 un système anti-varroa, un acarien qui parasite les abeilles. « Nous testons un cadre électronique, mais biodégradable, qui détecte le cycle de vie des abeilles et des parasites, explique Will McHugh. Cette solution interagit ensuite avec la colonie pour appliquer une chaleur ciblée qui stérilise les parasites sans menacer les abeilles - et sans pesticides. »
Autre piste de recherche : écouter les ruches pour évaluer leur cycle de vie et leur santé. « Le bruit général d'une ruche donne une estimation de la taille de la colonie, mais l'on peut aussi isoler le bruit des abeilles qui volent, ce qui permet d'estimer leur activité ; enfin, si l'on entend les abeilles agiter leurs ailes à toute vitesse, cela peut signifier qu'elles ventilent leur ruche, qu'elles produisent du nectar, ou qu'elles sont dans une situation de détresse », affirme George Clouston, de la société Arnia, qui explore la voie acoustique. L'Inra, en association avec l'université de Nottingham Trent, s'intéresse aux vibrations en plaçant des accéléromètres à l'intérieur des ruches. L'homme n'aura jamais porté autant d'attention aux abeilles, dont il apprécie le miel depuis la préhistoire.
Jacques Henno

Source: http://www.lesechos.fr/

BIOTECHNOLOGIE: Innover en agronomie, mais sans OGM


Mardi 03/02/2015




Selon un rapport de Greenpeace, la technique du «Smart Breeding» constitue une alternative intéressante aux organismes génétiquement modifiés pour concevoir des variétés agricoles innovantes.

Comment donner naissance à une fraise plus sucrée ou à un riz plus productif? L’approche traditionnelle, utilisée par les agriculteurs depuis des milliers d’années, consiste à croiser entre eux un grand nombre de plants et à garder, génération après génération, ceux qui possèdent les caractéristiques recherchées. Cela fonctionne bien, mais prend des années. Le Smart Breeding, aussi appelé «sélection assistée par marqueurs» (SAM) utilise la biotechnologie pour accélérer le processus. Cette technique agronomique en plein développement pourrait constituer une alternative aux organismes génétiquement modifiés (OGM), d’après un rapport récent intitulé Smart Breeding: la prochaine génération , publié par Greenpeace.

L’organisation de protection de la nature aimerait mieux faire connaître cette technique peu médiatisée. «Il y a 10 ans, elle en était encore à ses balbutiements, mais aujourd’hui elle est largement utilisée», affirme Janet Cotter, de l’Université britannique d’Exeter, qui a édité le rapport. Ce dernier recense quelque 136 variétés agricoles commerciales mises au point par SAM dans des laboratoires publics. Les grands semenciers privés ont également investi dans cette technologie. «Elle fait partie des standards de la sélection agricole du XXIe siècle et nous nous devons de la maîtriser», estime Toon Musschoot, de la communication de chez Syngenta Benelux. La SAM a d’ores et déjà été appliquée à de nombreuses cultures, qu’il s’agisse de céréales (riz, blé, etc.) ou de fruits et légumes (brocoli, poivrons, tomates, etc.).

Mais de quoi s’agit-il exactement? Dans la sélection classique, l’agronome observe en champs les caractéristiques des plantes – par exemple, la taille de la tige – et croise celles qui correspondent le mieux à ses attentes. Il lui faut ensuite attendre que les plantules issues de ces croisements poussent, afin de déterminer lesquelles ont reçu les traits attendus. Avec la SAM, pas besoin d’attendre que les plantules grandissent, on recherche directement dans leur génome des «marqueurs», c’est-à-dire des séquences d’ADN correspondant à des gènes (ou des groupes de gènes) d’intérêt agronomique.
Pour Greenpeace, l’intérêt majeur de cette technologie est qu’elle n’intervient pas directement sur le génome, comme c’est le cas avec les organismes génétiquement modifiés. «L’ADN de la plante n’est pas altéré et aucun gène venu de l’extérieur n’y est introduit durant le processus de sélection. Le Smart Breeding soulève moins de problèmes de sécurité que les OGM», juge ainsi le rapport, qui souligne que cette technologie est compatible avec l’agriculture biologique.

Autre aspect mis en avant par l’organisation environnementale, le Smart Breeding serait particulièrement efficace pour sélectionner des traits complexes, c’est-à-dire faisant intervenir plusieurs gènes, comme c’est souvent le cas pour les résistances aux pathogènes. «Avec les OGM, il faut insérer les gènes d’intérêt les uns après les autres par ingénierie génétique, alors que dans le Smart Breeding, on peut sélectionner plusieurs gènes en même temps», relève Janet Cotter.

Les deux tiers des variétés recensées dans le rapport de Greenpeace ont été sélectionnées pour leur résistance à une maladie. Parmi les nombreux exemples cités figure un riz résistant au pathogène Xanthomonas oryzae, une des principales menaces en riziculture inondée, qui a été mis au point en Chine. De son côté, Syngenta a été l’année dernière sous le feu des critiques pour avoir breveté une variété de poivron résistant aux insectes, obtenue par SAM en croisant un poivron commercial et une variété sauvage issue de Jamaïque. D’autres traits complexes, telle la résistance à la sécheresse, pourraient aussi être sélectionnés par Smart Breeding, même si, pour l’heure, les variétés commerciales disponibles sont peu nombreuses. «Avec les changements climatiques, cette méthode va s’imposer et les OGM appartiendront à l’histoire», considère Janet Cotter.
S’ils ne nient pas l’intérêt de cette technologie, certains spécialistes de la sélection agronomique se montrent plus mesurés. «L’une des limites de cette technologie est qu’elle est très coûteuse, car elle nécessite des outils d’analyse sophistiqués. C’est pourquoi, nous l’utilisons uniquement pour sélectionner des caractères difficilement observables à l’œil nu, comme les résistances aux maladies», explique Odile Moulet, agronome à l’institut fédéral de recherche agricole Agroscope. Dans son rapport, Greenpeace met l’accent sur la participation des agriculteurs aux programmes de sélection. «Mais, pour l’heure, cette technologie n’est accessible qu’aux grands instituts de recherche, avec seulement quelques programmes pour améliorer des variétés pour les paysans du Sud», indique le biologiste de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich Hervé Vanderschuren. Lui-même développe un manioc OGM résistant à deux virus courants en Afrique et s’agace que Greenpeace «dicte ce qui est acceptable ou non dans la biotechnologie».

Par ailleurs, pour les scientifiques interrogés, OGM et Smart Breeding ne devraient pas être opposés: «Ce sont deux techniques complémentaires, l’une permettant d’apporter à la plante un gène souhaité de manière très précise, l’autre améliorant la sélection de plusieurs caractères», indique Odile Moulet. «Il peut être intéressant, dans certains cas, de combiner les deux. Cela a été fait par exemple pour le coton Bt, un OGM capable de produire des insecticides, qui a été croisé par Smart Breeding avec des variétés locales avant d’être cultivé en Inde», relate Hervé Vanderschuren.

Enfin, l’argument lié à la sélection de traits complexes ne serait qu’en partie justifié. «D’une part, certains OGM combinent plusieurs gènes d’intérêts, d’autre part, même avec le Smart Breeding, il est difficile de faire de la sélection sur plus de 6 ou 7 gènes ou groupes de gènes différents», affirme Odile Moulet. Cette dernière voit tout de même dans le Smart Breeding une technique d’avenir. «Jusqu’à présent, les cartes recensant les marqueurs d’intérêt en SAM n’existaient que pour certaines cultures, mais elles sont de plus en plus complètes et accessibles. De plus, cette technologie est un excellent outil pour améliorer le rendement, un caractère crucial», indique la biologiste. Et Greenpeace de rappeler que le coût des outils d’analyse du génome ne cesse de baisser, ce qui devrait concourir à démocratiser encore davantage le Smart Breeding.