27 février 2016
/ Lorène Lavocat (Reporterre)
Le premier rapport des experts mondiaux sur la biodiversité
l’a confirmé : il y a alerte pour les insectes pollinisateurs. Plusieurs
facteurs sont responsables de cette décimation, mais le principal est bien
connu : les néonicotinoïdes. Pourtant, devant la puissance des lobbys, les
pouvoirs publics n’agissent pas.
« Si l’abeille disparaissait du globe, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre. »
Cette phrase, attribuée à Albert Einstein, résonne aujourd’hui comme
une douloureuse prémonition. Abeilles, papillons et autres insectes
pollinisateurs tombent comme des mouches, victimes d’une agriculture
intensive et d’une urbanisation effrénée.
« Un nombre croissant d’espèces pollinisatrices sont menacées d’extinction par différentes pressions, la plupart d’origine humaine », conclut ainsi le premier rapport des experts internationaux sur la biodiversité (Ipbes
(acronyme anglais pour Plate-forme intergouvernementale sur la
biodiversité et les services écosystémiques), publié vendredi
26 février, au terme de sa réunion en Malaisie. De l’Asie à l’Amérique
du Nord, les constats s’accumulent. Dans certaines régions chinoises,
faute d’insectes, les paysans pollinisent manuellement les arbres
fruitiers. Au printemps 2015, d’après l’Union nationale de l’apiculture
française (Unaf), les apiculteurs ont perdu « entre 30 % et 50 % de leurs colonies ».
La situation des pollinisateurs sauvages n’est pas plus rose :
bourdons, scarabées, papillons disparaissent peu à peu de nos campagnes (information publié dans le blog Veille Scientifique de l'INRA Algérie).
Un tiers du marché mondial des pesticides
Des insectes pourtant essentiels à la bonne santé des écosystèmes -
et de l’agriculture -, parce qu’ils permettent la reproduction des
plantes à fleurs. « Au niveau mondial, plus des trois quarts des cultures dépendent d’espèces pollinisatrices », souligne le rapport de l’Ipbes, qui valorise ce service entre « 235 milliards et 577 milliards de dollars annuels ». Une étude internationale publiée en janvier dans le magazine Science démontre que le nombre et la diversité de ces insectes « affectent directement le rendement des cultures de plus de 20 % en moyenne ». De la préservation de nos amis butineurs dépend donc notre sécurité alimentaire.
Un déclin aux multiples causes, d’après Robert Watson, vice-président
de l’Ipbes : changement de l’usage des terres, agriculture intensive,
pesticides, espèces invasives, maladies et parasites, sans oublier le
changement climatique. Mais pour Jean-Marc Bonmatin, chercheur en
biophysique moléculaire au CNRS, le principal responsable se cache derrière un nom bien tordu : néonicotinoïde.
« Attention : épandage de pesticide, agissez à vos risques et périls. »
Ces molécules – une douzaine au total
– agissent sur le système nerveux des insectes, provoquant une
excitation neuronale, des crampes généralisées et une mort par tétanie.
Des produits hautement toxiques, qui représentent un tiers du marché
mondial des pesticides. En pulvérisation ou directement en « enrobage » autour des semences, l’agriculture française en utilise plus de 400 tonnes chaque année. Ainsi, « les néonicotinoïdes sont les principaux polluants qui entrent dans les ruches, avec des effets délétères sur les abeilles »,
explique Jean-Marc Bonmatin. Si elles ne tuent pas immédiatement, les
molécules ont des effets sub-létaux, qui entraînent la mort à long
terme. « Elles diminuent également les fonctions immunitaires et rendent les insectes plus vulnérables aux maladies et aux parasites », ajoute le chercheur.
Les études s’empilent sur le sujet. Au niveau mondial, des
scientifiques se sont réunis pour mettre en commun leurs connaissances
au sein de la Task Force on Systemic Pesticides. Le dernier rapport de l’Agence française de santé (Anses), paru en janvier, rappelle que « l’utilisation des néonicotinoïdes entraîne de sévères effets négatifs sur les espèces pollinisatrices ».
Des lobbys discrets et efficaces à la manœuvre
Un drame se déroule sous nos yeux, les criminels sont connus et
pourtant… la police ne fait rien. Depuis 2013, un moratoire européen
restreint l’usage de trois des sept néonicotinoïdes commercialisés.
Gaucho, Régent, Poncho ou Cruiser sont ainsi bannis de nos champs. « Mais cette interdiction est partielle et largement insuffisante », insiste Nicolas Laarman, directeur général de Pollinis.
L’association remettra début mars aux eurodéputés une pétition de plus
d’un million de signatures pour demander une interdiction totale des
néonicotinoïdes.
En France, la proposition de moratoire portée par des parlementaires
socialistes et écologistes – dont Delphine Batho et Joël Labbé – est
restée lettre morte. D’abord inséré dans le projet de loi sur la
biodiversité lors de son passage à l’Assemblée nationale, l’amendement
s’est fait recaler en commission sénatoriale. Les élus du Palais du
Luxembourg ont finalement adopté une mesure de compromis, préconisant « une limitation, par voie réglementaire » de l’usage de ces substances.
Traitement d’un champ de colza, en Grande-Bretagne.
Si les autorités rechignent à légiférer sur des produits qui menacent
l’équilibre même de notre planète, c’est que des lobbys discrets et
efficaces manœuvrent. Bayer, Syngenta, Monsanto… Les industries de
l’agrochimie comptent parmi les plus puissantes multinationales du
monde. Déjeuners réguliers avec les décideurs, campagnes de
communication massives, financements d’études scientifiques « ciblées »… Elles ne lésinent pas sur les moyens. En 2015, le budget lobbying de Syngenta a atteint 1,4 million de dollars tandis que Bayer a dépensé plus de 7,7 millions de dollars.
Ces multinationales multiplient les casquettes : elles font du
conseil agronomique en même temps que de la vente, puis proposent à la
fois la graine et le produit phytosanitaire. « Les semences sont vendues directement enrobées de pesticides néonicotinoïdes, explique Jean-Marc Bonmatin. Ainsi, il est très difficile pour les agriculteurs de se procurer sur le marché des semences non traitées. » En Europe, d’après l’association Pollinis, les néonicotinoïdes concernent ainsi 85 % des grandes cultures (maïs, colza).
D’autres solutions existent, sans pesticide
Non contentes d’envahir les fermes, les industries investissent aussi
la recherche. Mardi 23 février, le journaliste Stéphane Foucart a
révélé des conflits d’intérêt au sein même de l’Ipbes, cette fameuse
plate-forme internationale chargée d’évaluer l’état de la biodiversité
mondiale. « Deux des chapitres-clés du
rapport sur la pollinisation sont sous la responsabilité de
scientifiques salariés de Bayer et de Syngenta », écrit M. Foucart dans Le Monde.
Si Christian Maus n’a jamais rien publié sur le sujet – ce qui en soit
pose question –, Helen Thompson s’est illustrée en 2013 en publiant une
étude controversée remettant en cause la nocivité des néonicotinoïdes sur les abeilles.
Surtout, « les lobbys ont réussi à imposer l’idée que la solution passait par une réduction de la quantité de pesticides »,
souligne Jean-Marc Bonmatin. Or les pesticides néonicotinoïdes ont une
toxicité aiguë, ce qui les rend nocifs même à faible dose… ils peuvent
ainsi apparaître comme un produit « idéal » : moins de pesticides, plus d’efficacité. Mais derrière, les pollinisateurs continuent de s’empoisonner.
Pourtant, d’autres solutions existent, sans pesticide. L’agriculture
biologique progresse : en 2015, elle représente 1,31 million
d’hectares de terres en France, soit 17 % de plus par rapport à 2014. Reporterre a consacré une série d’articles l’an dernier à toutes ces solutions.
Reste aux décideurs à prendre le relais, car seule des mesures
politiques d’envergure pourront enrayer la disparition des
pollinisateurs.
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