mardi 12 janvier 2016
Maghreb-Proche-Orient, une dépendance alimentaire toujours plus impitoyable
Publié le 12/01/2016
Poussée démographique fulgurante, production agricole poussive, meilleurs régimes diététiques ont provoqué une formidable hausse de la demande alimentaire qui a profité aux grands exportateurs internationaux. L’extérieur fournit déjà 45
% des besoins de la région
; cela pourrait monter à 70
% en 2050 si un changement radical n’intervient pas d’ici là.
La région Afrique du Nord-Moyen-Orient (
ANMO
) est devenue l’une des plus dépendantes du monde pour son alimentation. Plus de 40
% de sa consommation provient des marchés internationaux. Et, à l’horizon 2050, les choses pourraient s’aggraver encore, compte tenu notamment des changements climatiques. Une telle fragilité est devenue l’un des risques majeurs d’une région qui n’en manque pas.
Les politiques de soutien pour contenir les prix à la consommation des produits de base atteignent déjà leurs limites budgétaires. En 2012, rappelle Sébastien Abis, secrétaire général du Centre international des hautes études agronomiques méditerranéennes (Ciheam), 40 milliards de dollars ont été consacrés aux subventions alimentaires dans la région. En Égypte, plus de 3
% du produit intérieur brut (
PIB
) sont mobilisés à cette fin
1
. Une importante étude de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra)
2
menée pour le compte de Pluriagri
3
contribue à clarifier ces enjeux. Une rétrospective portant sur la période allant de 1961 à 2011, publiée début 2015, a été suivie en octobre d’une étude prospective sur les trajectoires à l’œuvre à l’horizon 2050 et sur les possibilités de freiner l’accentuation de la dépendance de la région aux importations alimentaires.
Une demande multipliée par six, une production qui ne suit pas
Du côté de la demande, entre 1961 et 2011, l’explosion démographique s’est accompagnée d’une évolution sensible des régimes alimentaires. Le développement économique et les politiques de maintien à des niveaux bas des prix à la consommation ont permis un rapprochement avec les niveaux européens.
La part des huiles végétales et des produit sucriers a augmenté. Mais le régime alimentaire de la région garde des traits spécifiques, comme la place importante des céréales,
particulièrement du blé
, et la faible part des produits animaux. Le poids relatif des produits laitiers recule cependant au profit de la viande de volaille et des œufs. Au total, la demande de produits agricoles a été multipliée par six en un demi-siècle.
La production, quoique en augmentation spectaculaire, n’a pas pu suivre. La production animale, multipliée par cinq, soit une croissance de 50
% de la production par habitant, a suivi globalement la demande en volume. L’évolution structurelle s’est adaptée à celle de la demande. Elle suggère, selon les chercheurs de l’Inra,
«
une remise en cause de la tradition pastorale de la région
».
Multipliée par quatre, la production végétale n’arrive à suivre la demande intérieure ni en volume, ni en structure. Les productions de fruits et légumes soutenues par les politiques publiques visent pour leur part principalement la demande extérieure. Cette limitation relative des performances des agriculteurs de la région tient d’abord aux contraintes qui pèsent sur les ressources naturelles. L’aridité est forte. Les terres cultivables et l’eau sont rares.
Sur les 1 300 000 millions d’hectares que compte la région, 84 millions seulement sont cultivés, soit déjà plus que les terres considérées comme cultivables. Les surfaces équipées pour l’irrigation ont globalement doublé (de 15 à 30
%), mais la concurrence avec les usages industriels et urbains de l’eau est de plus en plus forte. Le seuil de 80
% d’utilisation des ressources renouvelables en eau est fréquemment atteint. Parfois c’est pire. L’étude rappelle les expériences de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis qui ont mis en place au cours des années 1980 et 1990, grâce à la rente pétrolière, des programmes d’agriculture «
clé en main
», irrigués par leurs ressources en eau souterraine. Ils ont dû être abandonnés
«
du fait de restrictions budgétaires, mais aussi à cause de la concurrence exercée par les villes et les industries sur la ressource en eau
».
Les défaillances des politiques agricoles notamment en matière d’investissement ont aussi leur part. Les industries agroalimentaires ont été largement délaissées. Elles sont toujours constituées principalement de micro-entreprises, limitées à la première transformation et les investissements étrangers sont particulièrement faibles.
Une dépendance multipliée par quatre
Un recours de plus en plus massif aux importations comble le déséquilibre entre offre et demande. La dépendance alimentaire nette de la région est passée de 10 à 40
% en cinquante ans. Elle est devenue l’un des plus gros importateurs mondiaux de céréales. Les importations de blé sont passées de 5 à 44 millions de tonnes. Les autres produits phares des régimes alimentaires ne sont pas en reste. Le volume des importations de plantes sucrières a été multiplié par quinze, celui des produits oléoprotéagineux par trente.
La région
ANMO
polarise ainsi le tiers des achats mondiaux de blé. Tous les pays exportateurs de produits alimentaires, notamment de blé, lorgnent dans sa direction pour leurs surplus. Les États-Unis, les pays de l’Union européenne, l’Australie ont été rejoints par le Brésil et par les riverains de la mer Noire (Russie, Ukraine, Roumanie). Du côté des acheteurs, chaque pays agit seul et l’hypothèse d’une organisation d’achats solidaires permettant une taille critique semble
«
farfelue
»
(Sébastien Abis). Certains pays du Golfe (Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Qatar), développent cependant une stratégie d’influence par la mise en place de
hubs
(centres de tri et d’aiguillage de la marchandise) logistiques pour l’agroalimentaire de la région.
Une calorie sur deux est importée
Au-delà de ces caractéristiques communes, l’étude met en relief des différences importantes entre sous-régions et pays. La Turquie fait figure d’exception, aussi bien pour sa production végétale que pour son industrie agroalimentaire. Sa dépendance globale, quatre fois moindre que la moyenne régionale, n’a pas augmenté. Son autosuffisance est assurée pour de nombreux produits. La Turquie exporte une part non négligeable de sa production. Pour les chercheurs de l’Inra,
«
cette force de l’économie agricole turque liée au succès des politiques d’intensification agricole lancées depuis les années 1950
»
donne cependant des signes d’essoufflement.
À l’inverse, les autres pays de la Méditerranée qui avaient également une dépendance alimentaire de 10
% importent maintenant une calorie sur deux.
La productivité du travail agricole reste limitée,
particulièrement au Maghreb (mais elle a triplé en Égypte). L’équipement pour l’irrigation est faible, à l’exception des cultures intensives de fruits et légumes, largement tournées vers l’exportation. Les gaspillages et les pertes sont importantes, faute d’équipements et d’entretien pour les réseaux, les moyens de conservation, la logistique. La transformation industrielle de l’agriculture est également particulièrement faible. Mais la population rurale reste nombreuse compte tenu de la faible capacité globale de l’emploi dans les autres secteurs.
«
L’agriculture,
expliquent les chercheurs de l’Inra,
devient alors, et notamment pour les jeunes générations, une situation professionnelle subie, ce qui limite l’attrait des agriculteurs pour les innovations et la modernisation de la production agricole
».
Cette spirale négative est une cause majeure de pauvreté d’une grande partie du monde rural et renforce les inégalités de revenus entre ruraux et urbains.
Perspective alarmante
À partir de cette analyse rétrospective, les chercheurs ont simulé les évolutions tendancielles à l’horizon 2050. Elles montrent que la dépendance aux importations risque de s’accentuer, notamment si les effets du changement climatique se font plus prégnants.
Du côté de la demande, les projections ont pris pour hypothèse la simple poursuite de la tendance passée d’évolution des régimes alimentaires. La population devrait pour sa part augmenter de 50
% environ
4
.
Du côté de l’offre, la réponse peut venir de l’amélioration des rendements, de l’extension des terres cultivées ou de l’augmentation de la dépendance. Si les rendements ne sont pas améliorés, la stabilisation de la dépendance supposera une augmentation de 71
% des terres cultivées à l’horizon 2050. C’est évidemment impossible.
Les tendances concernant les rendements illustrent le poids du facteur climatique. Si le changement est modéré, l’évolution prévisible des rendements n’empêcherait pas une augmentation globale de la dépendance. Mais pas partout. Au Maghreb la production pourrait croître plus vite que la demande. À l’inverse, le Maghreb et le Moyen-Orient seraient particulièrement pénalisés par une accentuation des changements climatiques. Dans ce scénario, en 2050, la dépendance approcherait 70
% au Maghreb, au Proche et au Moyen-Orient.
Les leviers possibles
L’étude prospective montre la crise de la productivité agricole. À l’exception de la Turquie, elle continuerait à stagner dans le scénario climatique favorable et baisserait même dans le scénario défavorable.
«
Ce résultat,
alertent les chercheurs,
met en évidence la possibilité d’un maintien, voire d’un renforcement, de la pauvreté (relative ou absolue) en milieu rural dans les différentes zones de la région
».
L’étude teste l’impact de trois leviers utilisables pour infléchir ces tendances : le progrès technique pour accroître encore les rendements, une amélioration des régimes alimentaires et une limitation des pertes et gaspillages en ligne de la production à la consommation. Pris isolément, chacun de ces leviers aurait un impact relativement faible. Conjugués dans une réforme d’ensemble, qui suppose des politiques publiques ambitieuses et des investissements coûteux, leur impact serait évidemment démultiplié. Néanmoins, ces mesures se perdraient dans les sables en cas de réchauffement climatique accéléré. C’est pourquoi, conclut l’étude,
«
le levier le plus efficace pour limiter cette dépendance serait d’œuvrer pour freiner ce changement global, objectif que seuls des accords internationaux et des politiques climatiques vigoureuses seraient en mesure d’atteindre
».
La contradiction avec des stratégies de développement dominantes dans la région qui restent axées sur l’extraction pétrolière et gazière est évidemment un obstacle majeur, comme on a pu le vérifier encore lors de la
COP
21
5
.
Bernard Marx
Source:
http://orientxxi.info/
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